L’effroi, les larmes et quelques questions – après l’assassinat de Samuel Paty
L’horreur a encore frappé et sa réalité si inconcevable qu’on peine à l’écrire : un collègue a été décapité par un terroriste islamiste devant son collège, en pleine journée. Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie et d’enseignement moral et civique est mort assassiné par un jeune homme de 18 ans fanatisé, tué pour avoir choisi de faire réfléchir ses élèves de quatrième à la liberté d’expression à partir de caricatures de Mahomet issues d’un numéro de Charlie Hebdo.
C’est l’effroi, la sidération, l’abomination mise à nue, et cela nous hante comme si l’assassinat d’un des nôtres recouvrait d’un linceul l’ensemble d’une profession, et pour longtemps sans doute. Nous, les milliers d’enseignants que compte ce pays.
Le monde étant ce qu’il est, il n’a pas fallu attendre bien longtemps pour voir surgir les experts en os à ronger qui, de tweets en plateaux télé sont venus dérouler leurs litanies, confisquant la possibilité même du recueillement. Tout y est donc passé : les œillères des uns, la complaisance avec le terrorisme des autres jusqu’aux avis circonstanciés sur la forme de la leçon choisie par notre collègue. Lorsqu’au vide ne s’ajoute que du vide, il ne reste que l’écume de la honte et, dans ces circonstances, c’est déjà beaucoup trop.
Au cœur de ce concert de certitudes pontifiantes, il serait sans doute utile de faire entendre quelques paroles d’humilité. Car sur cet évènement, que pouvons-nous pour le moment poser comme diagnostic plus juste que nos questions et nos fragilités ?
Ni hussards, ni héros de la nation, beaucoup d’entre nous ont choisi ce métier pour des raisons beaucoup plus ordinaires et non moins belles : l’intérêt pour les enfants et adolescents, le souci de la transmission, la saveur des savoirs, la croyance en une mission publique d’éducation pour plus de justice sociale. Á ceux qui nous accusent de porter des œillères sur la montée du fanatisme religieux dans les écoles, nous ne pouvons que répondre ceci : le pari de l’éducabilité de tous les enfants repose sur le droit à l’éducation et s’il est un lieu où la raison peut finir par l’emporter sur les basculements obscurantistes c’est bien l’école.
Ce n’est pas la première fois que le travail d’un collègue est voué aux gémonies sur les réseaux sociaux.
C’est ce même pari qui sans doute animait notre collègue lors de sa séance sur la liberté d’expression, et c’est dans son sillon que nous devons poursuivre le travail. Le drame qui a eu lieu ne s’inscrit dans aucun déni de danger par le corps enseignant mais plutôt dans la méconnaissance et le mépris par certains de la nature de notre travail. Car au nom de quelle légitimité ce père d’élève s’est-il arrogé le droit d’appeler à la vindicte contre l’enseignant de sa fille ? Au nom de quelle perversion et propension haineuse certains ont-ils jugé bon de relayer ? Que dit cet acharnement contre un enseignant du lien entre une société et son école ?
Ce n’est pas la première fois que le travail d’un collègue est voué aux gémonies sur les réseaux sociaux. On ne le dira jamais assez : une page de cahier ne dit pas la réalité de la classe et encore moins celle d’une relation pédagogique qui se construit sur le temps long. Une fois le temps de la colère passé (désolée, mais nous allons le prendre) – et sans doute nous faudra-t-il faire de gros efforts en ce sens – il sera urgent de réfléchir à de nouvelles modalités d’alliances entre la société civile et l’école qui ne dépossède plus les enseignants de leur expertise professionnelle. Cela passe aussi par le retour de leur liberté de parole. Trop de collègues aujourd’hui se taisent par peur des représailles, et on les comprend, le risque est réel depuis quelques années. La démocratie s’en porterait beaucoup mieux, le débat public également.
Il nous faudra également faire la lumière sur le traitement institutionnel de cette affaire tant la chaîne de confiance paraît aujourd’hui brisée entre les enseignants et leur hiérarchie. Là encore, l’assassinat de notre collègue soulève une question qui plane depuis de trop nombreuses années. Quel soutien par l’institution ?
Il ne suffit pas de phrases creuses de déclarations d’amour et personne ne réclame de paternalisme infantilisant ; mais trop de collègues témoignent d’humiliations, de manque de soutien, et de mépris. Il est temps de prendre à bras le corps cette question. Un établissement scolaire est un lieu de travail où la dimension pédagogique doit primer sur le reste. L’injonction à l’efficacité et à la rentabilité n’est pas notre univers. La pédagogie ne s’évalue ni dans les médias, ni avec une calculette.
En revanche, la pédagogie ne s’improvise pas non plus, et les enseignants sont de plus en plus en prise avec des questions socialement vives et lourdes sur lesquelles la formation se réduit à peau de chagrin. Dès la fin des années 1990, l’enseignement du fait religieux était devenu une priorité ministérielle donnant lieu à des formations de plusieurs jours. On y réfléchissait aux manières de dissocier l’approche rationnelle des croyances religieuses. On y débattait de situations concrètes de classe. Aujourd’hui, la laïcité se célèbre dans les classes mais ne s’accompagne d’aucun véritable dispositif de formation incluant les expériences et expertises enseignantes. Le programme d’enseignement moral et civique élaboré en 2015 pour le primaire et le collège portait cette philosophie là aussi avant d’être dénaturé en 2018 : faire résonner les pratiques et les normes, prendre le temps de la discussion et des débats, dans la bienveillance et l’écoute.
En attendant que toutes ces questions soient sérieusement remises en débat, et parce que beaucoup sont entrés dans la maison pour ça et ne savent pas faire autrement, nous continuerons de faire l’inventaire entre nous de ces petits bonheurs arrachés à certaines situations sociales de plus en plus alarmantes ; et à œuvrer modestement pour une école commune et émancipatrice, aussi comme un hommage au travail et valeurs de notre collègue défunt.